Pierre Palengat
VARIÉTÉ ET MUSICALITÉ
Les chants d’oiseaux sont tous différents. Ils vont du plus simple au plus complexe, de la rengaine mille fois répétée aux mélodies les plus plaisantes. Certains ne sont composés que de quelques notes, d’autres sont imprévisibles tant leur variété est grande. Sur tous les continents et à toutes les époques, ils ont influencé les musiciens et les poètes. Il est curieux d’entendre les similitudes entre certaines musiques traditionnelles et les chants des oiseaux. Dans le Sahara, le chant du sirli du désert (une espèce d’alouette) rappelle les nuances et la subtilité des musiques arabes. En Afrique noire, les rythmes typiques ressemblent aux chants des tourterelles et des oiseaux de la brousse. En Europe, il est étonnant de constater que le merle noir « chante juste » ! Ceux de mon quartier, en Ardèche, ont des airs préférés, des « tubes » saisonniers qui sonnent comme des chansons ! Les meilleurs chanteurs, les plus inventifs, enrichissent et améliorent leur chant tout au long de leur vie. S’ils ont à coup sûr enseigné la musique aux hommes, les oiseaux ne chantent pourtant pas pour notre plaisir, mais pour se reproduire. Le chanteur, presque toujours un mâle, a deux objectifs principaux : défendre un territoire, y attirer et séduire une femelle.
D’ABORD LE TERRITOIRE
Beaucoup d’oiseaux ne sont territoriaux qu’à la période de la reproduction. Les chardonnerets, les verdiers, les pinsons et beaucoup d’autres passent l’automne et l’hiver à vagabonder en bandes, allant là où ils trouvent de la nourriture et de bons abris pour la nuit. De leur côté, les migrateurs vagabondent sur leur lieu d’hivernage. Mais à la saison des amours, puisqu’il faut bien poser le nid quelque part, la sédentarité s’impose à tous pour quelques semaines ou quelques mois. Il y a bien sûr des exceptions : le rougegorge, le troglodyte et le merle noir restent sur leurs terres à longueur d’année.
Sous nos climats, pour la plupart des oiseaux, tout commence au début de l’année. L’allongement de la durée du jour provoque un afflux d’hormones sexuelles dans le sang, et ces hormones vont déclencher tous les comportements liés à la reproduction : les parades, les chants, mais d’abord l’occupation d’un territoire.
Le territoire est le lieu défendu par un oiseau, une sorte de propriété privée indispensable à la réussite de la reproduction. Posséder un territoire, c’est avoir le monopole de ses ressources alimentaires, des emplacements et des matériaux pour le nid, des cachettes en cas de danger. De plus, pour séduire une femelle puis élever une ou plusieurs nichées, il est essentiel d’avoir un bon et vaste chez soi. Le choix et la défense du territoire sont l’affaire du mâle. Tout mâle de la même espèce qui y pénètre est immédiatement chassé, ce qui permet à l’oiseau d’espérer être le géniteur de la couvée qu’il élèvera. Par contre, s’il s’aventure à l’extérieur de son domaine, donc chez un autre oiseau, le comportement du mâle change du tout au tout, il rase les murs et s’enfuit devant son voisin.
NÉGOCIATIONS PERPÉTUELLES
Chez les migrateurs, les mâles reviennent souvent quelques jours avant les femelles, et ils commencent tout de suite à délimiter leur propriété en chantant. Au début, le domaine que s’attribue l’oiseau est très grand, il diminue de superficie sous la pression des voisins qui cherchent eux aussi à s’installer. À cette saison, le chant du mâle signifie à peu près « C’est occupé, il y a quelqu’un ici, je suis chez moi et je ne veux voir aucun mâle de mon espèce ! » Le propriétaire chante généralement au coeur de son domaine, il en fait aussi régulièrement le tour en chantant aux frontières pour maintenir à distance les voisins ou les éventuels rivaux. Cette tâche lui prend beaucoup de temps et d’énergie : le pinson des arbres répète sa strophe plusieurs centaines de fois par heure, et le rossignol chante jusqu’à 16 heures par jour ! Le territoire est généralement limité par des éléments bien visibles : arbres, clairières, lisières, chemins, cours d’eau, bâtiments, etc. Mais les limites se renégocient chaque matin à la force du chant. Le domaine n’est généralement pas défendu contre les oiseaux d’autres espèces, ceux-ci ayant des habitudes alimentaires différentes. Dans les bois, le territoire du rougegorge est donc aussi celui des mésanges, du merle, du pinson, du pic épeiche, de la hulotte…
Les dimensions des territoires varient selon les espèces et les ressources du milieu. Chez les oiseaux qui nichent en colonie comme les hirondelles de fenêtre, le domaine de chaque couple ne mesure que quelques dizaines de centimètres autour du nid, d’où de nombreuses disputes entre voisins. Chez le rossignol, le territoire peut mesurer de 50 à 2000 mètres carrés de broussailles ; moins de 300 mètres carrés de roselière pour la rousserolle effarvatte ; environ 2000 mètres carrés de haie chez le bruant jaune ; un hectare pour le troglodyte ; environ 25 hectares pour la chouette hulotte ; jusqu’à 10 000 hectares pour l’aigle royal.
RÉSOLUTION DES CONFLITS
Les différends territoriaux, les querelles pour des histoires de limites sont fréquents. Ces conflits se règlent en chantant et par des mimiques d’intimidation.
Prenons l’exemple du rougegorge, oiseau extrêmement territorial et doté d’un très mauvais caractère. Rien que de voir la couleur rouge, celle de son plastron, le met hors de lui. Si on suspend un petit chiffon de cette couleur dans un arbre de son domaine, il ira le lacérer à coups de bec. Et s’il voit son image dans un miroir ou une vitre, il est capable de s’assommer en fonçant sur son reflet qu’il prend pour un autre mâle ! Donc, le propriétaire vaque à ses occupations dans son domaine, seul, comme d’habitude. De temps en temps, il lance quelques strophes pour signifier aux voisins et aux étrangers de passage qu’ils feraient mieux d’aller voir ailleurs. Justement, en voici un, que nous appellerons donc « l’étranger ». Comme il n’y a ni barrière ni pancarte, il ne sait pas qu’il s’est aventuré dans une propriété privée. Il lance alors une petite strophe qui signifie « Y’a quelqu’un ici ? » Le propriétaire a très bien entendu, il ne se déplace pas mais répond simplement quelque chose comme « Oui, y’a quelqu’un, et je suis même assez costaud ! » Normalement, l’étranger file immédiatement. Mais, imaginons qu’il soit un peu dur d’oreille, ou que le territoire soit vraiment très intéressant. L’étranger lance une nouvelle strophe. Quel toupet ! Et quel affront pour le propriétaire ! Le voilà qui s’approche de l’étranger, il gonfle les plumes rouges de sa poitrine, il écarte un peu les ailes pour se montrer plus gros qu’il n’est, et en faisant une méchante grimace il lui répète plus fort ce qu’il lui a déjà dit. Là, normalement, l’étranger prend ses ailes à son cou et s’enfuit. Et c’est seulement s’il ne file pas qu’il y aura poursuite jusqu’à la frontière, ou bagarre, ce qui est très rare.
Quand on imite le chant d’un oiseau en sifflant ou à l’aide d’un appeau, c’est la même chose qui se produit. Le propriétaire croit qu’il a affaire à un rival et lui répond. Si on insiste, il s’approche et chante avec ardeur pour repousser l’importun. J’ai déjà utilisé ce procédé pour enregistrer le loriot ou la hulotte. Mais mieux vaut ne pas en abuser pour ne pas stresser inutilement l’oiseau qui a déjà fort à faire pour tenir ses congénères à distance. De plus, avec les gros oiseaux, cela peut être carrément dangereux : une nuit où j’enregistrais le chant d’une hulotte qui se trouvait un peu trop loin du micro, je l’imitais et lui répondais systématiquement. Comme prévu, la hulotte s’est approchée, et j’ai pu enregistrer un vrai gros plan. Puis, après un instant de silence, j’ai senti l’oiseau en vol qui frôlait ma tête à quelques centimètres !
ENCORE LES HORMONES !
Les hormones qui ont déclenché le comportement territorial ont aussi des effets physiologiques considérables. Les mâles de certaines espèces se parent de couleurs vives et attrayantes ; les glandes sexuelles qui, devenues inutiles, s’étaient rétractées pendant la mauvaise saison, retrouvent leur taille et leur fonction, et c’est une vraie révolution : chez le pinson des arbres ou le moineau domestique, les testicules grossissent de plus de 300 fois ! Chez la femelle étourneau, l’oviducte passe de 20 milligrammes à 2500 milligrammes… De plus, les mâles sont pris par une irrésistible envie de chanter, et les femelles adorent ça ! Chacun n’a plus alors qu’une idée en tête : trouver un partenaire, faire des petits, transmettre ses gènes !
Expérience cruelle : Un mâle castré ne chante plus. Si on lui injecte de la testostérone, il chante à nouveau. Si on injecte cette hormone à une femelle qui, normalement ne chante pas, elle chante !
Bien chanter est fondamental pour séduire une femelle. Celle-ci est en effet hypersensible aux vocalises. Un bon chanteur la met en émoi, la bouleverse, provoque son ovulation, et lui donne même envie de s’accoupler immédiatement ! De plus, celui qui chante haut et fort est certainement en bonne santé, il défendra mieux le territoire et sera donc un meilleur parti qu’un médiocre chanteur. Les meilleurs vocalistes trouvent facilement une compagne et sont même bombardés de propositions, les moins bons restent parfois célibataires. Un mâle muet n’a aucune chance d’assurer sa descendance, sauf peut-être auprès d’une femelle sourde ! De plus, les femelles appariées à de bons chanteurs font des oeufs plus riches en testostérone, et ces oeufs donneront des oisillons plus vigoureux.
Autre expérience : Un petit haut-parleur diffuse le chant d’un mâle dans la cage d’une femelle canari. Celle-ci tourne autour et cherche à découvrir le chanteur. Ne le trouvant pas, elle tourne le dos au dispositif et soulève les plumes de sa queue, attitude précédant généralement l’accouplement. Et si on fait entrer dans la cage un vrai mâle qui ne chante pas, elle reste totalement indifférente.
LA SÉDUCTION
Dans son territoire, le mâle chante avec ardeur. Attirée par ses chansons, une femelle approche. Le mâle s’empresse de faire visiter son domaine à la belle, d’en vanter les ressources et les commodités. Ce faisant, Il exécute souvent une parade, danse rituelle qui met en valeur les couleurs vives de son plumage. Il lui montre aussi les emplacements qu’il a repérés pour le nid en lui chantant à l’oreille un air très doux sur le thème « Regarde comme on sera bien ici ». Si, de plus, il est bon chanteur, gentil garçon et pas trop mal bâti, il a une chance de fonder une famille, c’est la femelle qui décide. Chez les oiseaux, ce sont généralement les femelles qui choisissent leur partenaire pour la saison. Leurs critères de sélection sont, dans l’ordre, la qualité du chant, celle du territoire, le tempérament de l’oiseau, et enfin sa force et son allure physique.
Le chant est donc l’arme absolue du séducteur. Craignant que des rivaux, bons chanteurs eux aussi, ne viennent séduire sa femelle, le mâle doit continuer à chanter pour maintenir celle-ci sous le charme. De plus, en chantant aux lisières de son domaine, il a une chance de rencontrer la voisine, même furtivement. Un accouplement ne dure que quelques secondes. De son côté, la femelle risque fort de croiser quelque bon chanteur du voisinage, ou de passage… Au final, on sait depuis peu, grâce à l’analyse de l’ADN des poussins, que 30 à 50 % d’entre eux ont pour géniteur un autre mâle que le légitime. Les femelles savent que la mixité génétique est bonne pour la survie de l’espèce !
Pour les femelles, les qualités d’un bon chanteur varient selon les espèces. Chez les oiseaux au chant très rapide, celui qui chante le plus vite est le plus attirant. Chez les imitateurs, c’est le nombre des imitations qui compte. Chez les plus musiciens, c’est le nombre de variantes, la musicalité et la qualité des improvisations… Chez la huppe au chant simple et répété (Oup-oup-oup ! Oup-oup-oup !), c’est le nombre de oup dans la strophe qui est déterminant : le super séducteur lance des séries de Oup-oup-oup-oup ! et même Oup-oup-oup-oup-oup ! Pendant la période de fertilité des femelles, on assiste donc à une compétition acharnée entre les mâles, chacun essayant de chanter mieux et plus fort que les autres.
L’ORGANE VOCAL
Nous avons un larynx, les oiseaux ont une syrinx. C’est un organe complexe et double, situé dans la poitrine, à la sortie des poumons. La syrinx est composée d’une caisse de résonance et de deux membranes tendues par des muscles, une à la sortie de chaque poumon. L’air est expulsé des bronches, les muscles font varier la tension des membranes qui se mettent à vibrer, l’oiseau chante ! Son chant sort par le bec et aussi par la poitrine, comme chez un ventriloque. Grâce à ce formidable double sifflet, les oiseaux sont capables de prouesses incroyables : ils peuvent chanter des notes qui se succèdent à toute allure, couramment 10 à 15 notes par seconde, et jusqu’à 400 notes par seconde pour l’alouette des champs et le serin cini (L’oreille humaine ne permet d’entendre qu’une douzaine de notes par seconde). La syrinx permet aussi d’émettre deux notes en même temps et donc de former des accords qui enrichissent le chant. Les oiseaux chanteurs ont une syrinx complexe dotée de plusieurs paires de muscles ; les oiseaux non-chanteurs (faucons, cigognes, vautours) ont une syrinx plus simple avec une seule paire de muscles.
Les chants d’oiseaux vont du plus aigu (certaines notes du rougegorge sont des ultrasons et ne nous sont donc pas audibles) au plus grave (chez nous le butor étoilé et le hibou grand-duc). Quant au grand tétras et au coq de bruyère, ils émettent des notes si graves que notre oreille ne peut les entendre (infrasons). Les chants peuvent avoir une portée remarquable : le minuscule troglodyte ou le merle noir s’entendent à un kilomètre, les chants du coucou ou du grand-duc portent à plusieurs kilomètres.
L’OUÏE
Pour être un bon chanteur, il faut d’abord avoir une bonne oreille. On estime que l’acuité auditive des oiseaux est environ dix fois supérieure à la nôtre. Les oreilles des oiseaux sont cachées sous les plumes, à l’arrière des yeux. Pour favoriser l’aérodynamisme, elles n’ont pas de pavillons. Certains oiseaux perçoivent les vingtièmes de tons, et dans un chant très rapide, ils peuvent discerner des dizaines de notes que nous n’entendons même pas. Ils sont aussi très forts pour localiser les sons : la chouette effraie peut tomber sur une souris dans l’obscurité complète, et le vanneau huppé détecte à l’oreille les vers de terre sous la terre !
INNÉ, ACQUIS, DIALECTES ET IMITATIONS
Le chant est inné chez la fauvette grisette, le troglodyte, le bouvreuil, l’hirondelle rustique. Mais chez le loriot et le rossignol, les jeunes apprennent à chanter en écoutant papa et les voisins. De jeunes linottes élevées en captivité avec des alouettes chanteront « alouette ». Chez le pinson des arbres, la structure du chant est innée, mais chaque oiseau y apporte quelques subtiles variantes ou notes personnelles.
On observe également des variations géographiques du chant, des dialectes locaux bien différenciés : le pinson parisien ne chante pas exactement comme le provençal ou le breton ; chez certaines espèces comme la fauvette à tête noire, on compte même des dizaines de dialectes dans chaque région. Ces patois permettent aux oiseaux de ne pas se stresser entre voisins. Mais l’oiseau installé se méfie d’un étranger de passage. Ce dernier cherche sans doute un territoire et une femelle, et peut donc devenir un dangereux rival. Les accents locaux guident aussi le choix d’un partenaire par les femelles : certaines choisiront un étranger pour éviter tout risque de consanguinité ; chez d’autres espèces, elles préféreront un mâle du pays, peut-être plus apte à s’y débrouiller qu’un nouvel arrivant. Après un temps d’acclimatation, un oiseau étranger change sa façon de chanter pour prendre l’accent local.
Enfin, certains oiseaux incorporent dans leur chant des imitations, des fragments du chant d’autres espèces, ou d’autres sons insolites. L’étourneau imite le loriot, la hulotte ou la sonnerie du téléphone ; le chardonneret imite les cris du pinson ; l’hypolaïs polyglotte ou la rousserolle verderolle peuvent imiter des dizaines d’oiseaux ; le geai des chênes est connu pour ses imitations du cri de la buse. Je l’ai même surpris un jour de printemps dans mon jardin où il imitait parfaitement le bêlement d’une chèvre ! Tout ça pour faire le beau devant les femelles !
LES CRIS
Le chant est une activité saisonnière réservée aux mâles. Les cris, ou appels, sont utilisés toute l’année par les deux sexes. Ces sons brefs forment le vocabulaire habituel, à valeur sociale, chaque cri ayant une signification particulière. Beaucoup d’espèces utilisent au moins une douzaine de cris différents.
Les cris d’alarme sont très nombreux, car les oiseaux ont beaucoup d’ennemis. Ces cris sont parfois très précis : les geais lancent des cris différents selon la nature du danger (homme, écureuil, rapace…). Comme un espéranto des oiseaux, ces cris sont compris par tous. Quand un oiseau lance un cri d’alarme, il prévient tous ses voisins. Ces cris ont la particularité acoustique d’être difficiles à localiser.
À l’inverse, les cris de contact permettent de localiser facilement celui qui les émet. Ils sont utilisés pour se retrouver, coordonner les activités, maintenir la cohésion d’un groupe. C’est par eux qu’on repère, avant de les voir, les bandes de mésanges à longue queue dans les bois, ou les guêpiers qui sillonnent le ciel. Ces cris sont aussi précieux en migration de nuit, pour ne pas perdre le groupe.
D’autres cris sont liés à la nourriture : cris de rassemblement, de satisfaction… Cris des jeunes au nid ou hors du nid : « J’ai faim » auxquels répondent les parents : « T’inquiète pas, on arrive ! »
Autres cris divers : de détresse, d’agressivité, de peur, d’excitation, de jeu, de parade nuptiale, pour montrer un endroit favorable au nid, etc.
Enfin, les oiseaux non chanteurs utilisent d’autres moyens pour se faire entendre : les pics tambourinent avec leur bec, les pigeons ramiers claquent des ailes pendant les parades nuptiales, les cigognes claquent du bec. Le mâle de la bécassine des marais émet un « bêlement » lorsqu’il vole en piqué : les plumes rigides de sa queue vibrent et produisent un son chevrotant.